« Chh, un dernier effort… »

A dos de cheval, le souffle d’un être s’évapora à même dans la brume qui l’accueillait désormais, mais qui n’eut pas tardé à se dissiper pour laisser les lumières d’une bâtisse éclairer l'orée de ces bois obscurs. Flattant le flanc de sa monture avec douceur, comme pour l’encourager après un effort intense, la cavalière se savait arrivée à destination. Elle était habillée d’une cape en soie dont le tissu fin battait telle une oriflamme au vent, et chaussée d’une paire de botte en cuir un peu plus serrée, de celles que l’on devinait pourtant confortables et assez coûteuses.

Des bottes qui, sous la pénombre d’un ciel nimbé d’étoiles, vinrent rencontrer le sol boueux de la terre d’Ultarime. Descendue de l’animal équestre, la jeune femme épousseta soigneusement ses habits, non sans penser que Vahela annonçait déjà les prémices d’un Hasaxuth particulièrement froid. Un regard améthyste vint rencontrer d’un éclat lucide et joueur la taverne qui lui faisait face, vers laquelle la Fée s’était avancée tout en déposant « quelque chose » sur son épaule.

Et dans ce lieu de boissons, quelques personnes discutaient. Les propos et les échanges allaient de bon train, mais une personnalité avait retenu l’intention de certains villageois depuis quelques jours. Alors actuellement, ce n’était pas une rumeur étendue mais un ragot de village qui se discutait brièvement. Il n’y avait que ces mots en bouche, plusieurs surnoms pour cette même personne.

La salamandre trop noire. L’Urodèle féérique des assassins.

Un vieillard avait pris la parole :

« Je l’ai vu ! Je l’ai vu deux fois cette petite dame! Ouais elle. Et sa sale petite salamandre... »

Et tout cela se confondait en un seul et unique borborygme inintelligible, un brouhaha qui eut tôt fait d’emplir la Taverne de son activité inconsidérée, tantôt morose, tantôt joyeuse, à l’image de ces alcooliques qui venaient de fouler cette terre. Quant à la fameuse silhouette dont le vieillard avait parlé, celle-là même qui détenait sur son épaule droite une petite bête à l’œil trop vif, elle venait de s’infiltrer, toute serpentine, parmi ces ombres de la nuit. Comme une Lumière éclairant les ténèbres.

Oui, dans la Taverne…

Et en dépit de cette capuche immaculée, la porte s’était ouverte, et le silence venait de reprendre ses droits. Seuls comptaient les mouvements esquissés brièvement par la petite forme qui se mouvait entre les tables, pas bien grande mais terriblement agile et gracieuse. Toute chatte par cette discrétion désavouée, celle qui demeurait près du comptoir se trahissait à la fois par quelques gestes trop prononcés. Et sans plus tarder, Lorelei abaissa sa capuche et déposa sur la table ce qui ressemblait à s’y méprendre à un ridicule petit lézard écarlate. Les plus habitués auraient certainement pu faire la différence ; il s’agissait en réalité, tout simplement, ce qui faisait la réputation de la Fée. Ce n’était rien de plus rien de moins qu’une cousine de la Grenouille, non dépourvue de queue mais toute aussi dépendante de la mer. La "mère" aussi. Le mot rime étrangement.

Assise sur le tabouret, une brève main levée en la direction du tavernier signifiant sa commande en un index dressé. Et ce fut à ce moment ci qu’on eut vu son visage. Ô, le phénomène était intéressant, plus que n’importe qui aurait pu le deviner. Un assassin ne montrait habituellement pas son visage, tout comme une Fée ne faisait pas toujours apparaître ses ailes. Mais Lorelei avait ses raisons. Elle venait de prendre entre ses doigts longs, fins et expérimentés le verre qu’on lui avait tendu. Et de nouveau, son regard améthyste vint croiser les orbes de son vis-à-vis, joueuse et à la fois séductrice à sa manière.

Quelques mèches de cheveux d’ébène encadraient son visage avec fierté, contrastant avec sa peau d'albâtre et puis ces orbes, que l’on devinait certainement savantes.

La salamandre qui surmontait son épaule ne fit que siffler d’un air belliqueux. Comme à son habitude.

Trop pensive, Lorelei hésitait, se perdait dans le fil de ses pensées. Et quand elle se remémorait ces écailles transparentes qui étaient venues orner ses bras, son front en une petite couronne draconienne de piquants, et puis son cou la nuit dernière, en quelques fragments et éclats qui ressemblaient à s’y méprendre à ceux d’un miroir, la Chasseresse hoquetait encore et toujours par anticipation. La douleur de cette mutation si récente lui prenait encore les tripes.

Mais là n’était pas la question. Il fallait qu'elle protège les lettres.