HEURE : 1. Année : 1209.Mu est encore dévastée par la catastrophe magique qui avait eu lieu un an plus tard. Quelques petits groupuscules avaient été formés dans le but de regrouper les survivants afin de remettre la ville sur pied. Bien que l'organisation de ceux-ci était fragile et simplissime, c'était suffisant pour permettre aux quelques survivants de trouver du réconfort : tantôt médicaux, par le biais de quelques médecins et accompagnants dont faisait partie Phémrit, jeune femme au grand cœur et aux ambitions pacifiques. D'autres, scientifiques, avaient plutôt besoin d'une aide intellectuelle afin de mettre sur pied une technologie suffisamment haute pour offrir un avenir à Eclypteth. Dans ces rangs se trouvait un homme, froid mais grand de connaissances : Khoriel. Mage de renom, possesseur d'une magie sombre consistant à voler la connaissance des morts, il fut longtemps un ermite solitaire jonchant les cimetières pour s'accaparer d'un savoir immense. Toutefois, il succomba sous le charme de Phémrit, qui n'était pas indifférente face à son caractère si particulier d'homme triste. À ce jour, ils décidaient d'œuvrer ensemble pour protéger la ville : Phémrit pour sauver le monde, et Khoriel pour sauver sa femme.
HEURE : 2. Année : 1212.Trois ans passèrent, dont neuf mois sous le signe de la naissance. Ces trois années parurent bien longues au couple, Phémrit ayant contracté une infection du sang liée à la grossesse. Elle se savait mourante, mais il était impossible pour les quelques médecins à peine discernables d'un diplôme de lui identifier une durée de vie. Khoriel s'en voulait, accusant le coup comme si avoir offert un enfant à sa femme était comme lui donner la vie et la retirer d'un coup de couteau. Ainsi, s'ils avaient réussi à endurer le coup jusqu'à l'accouchement, l'annonce du décès de Phémrit lors de l'accouchement était insurmontable pour le scientifique. Il serra les poings si fort que ses ongles lui arrachaient les paumes, alors que son regard se portait sur le nourrisson, fruit de l'union des deux aimants séparés : Chronos. S'il devait se réjouir de la nouvelle, il observait le nouveau-né avec un regard dédaigneux de dégoût, de haine et de colère, transférant sa peine qu'il recevait jusqu'alors comme sa faute en désignant le garçon comme responsable. Sa vie venait de supprimer la vie de celle pour qui il aurait tout offert. C'était insurmontable. Alors, s'il acceptait avec regret de prendre le bébé sous son bras, il n'allait pas le traiter comme son fils.
HEURE : 3. Année : 1217.J'avais cinq ans. Un enfant comme les autres à quelques détails près que je ne pouvais découvrir comme différents. Je n'avais aucune formation scolaire, mon père se chargeait de m'apprendre les basiques de la vie. Rien de scientifique, les mathématiques et l'histoire m'étaient inconnus, mais je savais comment me comporter, comment parler et comment agir. La règle principale étant de ne jamais sortir de chez moi, que tous les enfants vivent comme ça, que c'est le rôle du père de s'occuper du petit jusqu'à leur majorité où ils devraient trouver une femme, avoir un enfant et répéter le processus. Ça paraît absurde pour n'importe qui, même pour moi aujourd'hui. Toutefois, je suivais ces consignes à la lettre, ne sachant pas que tout ceci n'était que mensonges. Père m'affirmait même, en me désignant du doigt une vieille pendule usagée, que regarder sagement les aiguilles permettait de savoir précisément le déroulement du temps et permettait à tous les enfants de grandir plus vite pour devenir adultes. Je détestais ça, mais je le faisais de façon spontanée, puisque après tout, la vie était nulle lorsqu'on n'avait rien à faire.
J'entendais souvent, à la porte de ma chambre, les rires d'autres adultes à la voix particulièrement aiguë, comme la mienne. C'étaient des enfants, mais je ne le savais pas. Ils semblaient s'amuser, jouant avec un ballon qu'ils faisaient rebondir constamment pendant un laps de temps de deux heures. Je venais même à savoir quand leur jeu allait commencer, fixant ma pendule avec intérêt, tout en m'imaginant plus grand, prêt à jouer avec eux; mais pour l'instant, je restais sagement chez moi, à attendre. Inlassablement.
HEURE 4 : Année 1219.Je venais de fêter mon septième anniversaire. Pour fêter ça, mon père ne m'avait pas offert de cadeau ou de gâteau mais une petite découverte du monde extérieur en prétextant que tous les enfants faisaient ça pour leurs sept ans, mais que nous devions rentrer avant la nuit. J'étais heureux, j'allais pour la première fois voir comment on jouait au ballon, ce que ça faisait de rire et à quoi ressemble le monde extérieur. Pour la première fois, je regardais dehors par le biais de la grande porte d'entrée et remarquait un nombre incalculable de couleur. J'emportais avec moi un petit pendule pour ne pas perdre la notion du temps et suivait mon père dans les rues de Kensghlent, notre lieu de résidence, que je voyais écrit absolument partout. Alors, nous passions une petite barrière nous menant à un jardin plein de fleurs magnifiques, de couleurs et d'odeurs différentes, de formes incroyables pour mon petit cerveau atrophié d'enfant captif. Je voyais de grandes personnes mais aussi de plus petites, des enfants comme moi qui devaient fêter leur septième anniversaire.
Mon père me suivait sans parler, affichant sur son visage une tête lassive comme s'il regrettait de m'avoir fait sortir de la maison. Cependant je ne le remarquais pas, trop occupé à toucher toutes les fleurs dont les noms scientifiques étaient écrits. Je m'empressai tant de découvrir toutes ces nouveautés que j'en finit par distancer mon père, me retrouvant près d'une femme et de son enfant qui regardaient eux aussi l'univers floral. La jeune femme se pencha vers moi pour me demander mon âge, question qui me paraissait bête à souhait. Je lui répondais avec un air hautain.
"Ben sept ans. Comme votre fils."
Elle me regardait tout sourire en me frottant le visage et me répondant que son fils n'avait que six ans et qu'il allait avoir sept ans dans quelques mois. Je ne comprenais pas la raison pour laquelle elle me mentait, peut-être qu'elle voulait qu'il soit plus vieux pour s'en débarrasser, ça ne devait pas être un enfant sage. Mon père me saisit par le bras en ne me laissant pas dire un mot de plus.
"Tu es parti trop loin. On rentre,
dit mon père avant de lever les yeux vers la femme qui le regardait. On reviendra un autre jour."
Je fis de grands signes pour saluer la dame et son fils, un visage enchanté de savoir que j'allais revenir voir les fleurs que je n'avais pas encore vues.
HEURE : 5. Année : 1220.J'avais fait l'erreur de raconter à mon père cette histoire de rencontre. Lorsque je lui évoquai le fait d'avoir rencontré un enfant de six ans en lui demandant pourquoi moi je n'étais pas sorti à cet âge là, il se contenta de remonter ses manches avec un air frustré. Il prit sous le bras les couvertures de mon lit et les fourra dans les rouages de l'horloge que j'observais régulièrement, avant de soulever l'horloge lourde et la déplacer, en me demandant de le suivre. Je lui courais après de mes petites jambes, comme un petit chien aux pieds de son maître, tout en le questionnant pour savoir où nous nous rendions. J'avais dans l'espoir de sortir à nouveau, comme il l'avait promis. Au lieu de ça, mon père descendit les marches d'un petit escalier, me menant dans le grenier, beaucoup plus humide que ma chambre. Je compris que c'était une punition, liée à mes questions indiscrètes.
"Tu resteras là. Tu es devenu trop curieux, je n'aurais pas dû te faire sortir.", annonçait-il en reposant l'horloge. Il ne prit même pas le soin de sortir les couvertures, me laissant moi-même les retirer sans m'offrir de matelas. Je dormais pour la première fois à même le sol humide et poussiéreux de la cave, depuis laquelle j'entendais les bruits de pas de mon père qui travaillait à l'étage. En regardant les heures, je savais à quel moment il rentrait, à quel moment il sortait, combien de temps il allait rester debout, à quelles heures il mangeait. Quant à moi, je ne mangeais jamais avec lui. Je mangeais dans ma chambre, que je devais nettoyer après.
HEURE : 6. Année : 1222.Une petite fenêtre derrière moi, trop haute pour que je ne puisse voir à travers, me faisait savoir lorsqu'il faisait jour et lorsqu'il faisait nuit. Si je continuais de regarder l'horloge car c'était la seule chose qui, en deux ans, avait réussi à maintenir mon attention, j'avais ce besoin viscéral de découvrir le monde que j'avais vu il y a trois ans. Mon esprit devenait rebelle, me laissant planifier un stratagème pour sortir en douce la nuit sans que mon père ne le voit, sachant de toute façon quand il ne serait pas là pour remarquer mon absence. Alors un jour, je pris la décision de mener à bien tous les plans que je m'étais imaginé, ayant eu le temps d'y penser puisque je n'avais de toute façon que ça à faire de mes journées.
Il venait de sortir. Les deux aiguilles étaient sur le même chiffre. J'attendais que la grande aiguille avance encore un peu pour pouvoir m'avancer, sachant qu'il oubliait fréquemment ses clefs. Ainsi, je décidais d'ouvrir la porte du grenier qu'il ne fermait pas, me sachant sage, puis la porte d'entrée. Je revoyais le même décor qu'il y a trois ans, mais le temps n'était pas le même : La chaleur environnante était tombée, il faisait même assez mauvais puisque la pluie coulait à flot. Toutefois, je découvrais ce qu'était la pluie, m'abreuvant même de ses gouttes comme un enfant. Alors, je pris le chemin que nous avions fait trois ans plus tôt, m'étant déjà retracé cette journée des milliers de fois dans ma tête. Cette fois, la barrière était fermée pour cause de travaux. Les jardins floraux étaient fermés, et j'étais seul, dans la rue.
Il en fallait plus pour me déstabiliser. Je me mis en tête de découvrir la ville et de rentrer avant la fin de soirée, ayant le cliquetis mécanique des horloges gravé dans ma mémoire. Je savais précisément l'heure qu'il était, à longueur de journée, sachant même combien de temps il me faudrait pour rentrer chez moi : mon évasion ne pouvait pas être remarquée. Je découvrais la ville avec splendeur, remarquant dans les boutiques de magnifiques créations de terre, de pierre, de porcelaine, certaines en métal. Je découvrais ce qu'étaient les livres, ce qu'étaient les armes, ce qu'étaient les loisirs, j'observais des pâtisseries dont la simple vue me faisait saliver; mais le temps passait trop vite. Il me fallait rentrer, puisque de toute façon, la nuit allait tomber et mon père ne tarderait pas à rentrer.
Je me retrouvais enfin face à la porte de la maison dont je faisais main basse sur la poignée. Cependant, elle ne s'ouvrait pas. Cette porte, qui avait pourtant cédé à son ouverture de l'intérieur, était verrouillée de l'extérieur : ça avait échappé à mon plan. Le temps s'arrêtait autour de moi alors que mon adrénaline montait. D'ailleurs, lorsque je regardais les environs, je pouvais jurer qu'ils passait au ralenti, le cliquetis des horloges mécaniques gravé dans ma tête ralentissant lui aussi. J'avais plus de temps pour réfléchir, savoir ce que je devais faire. Mon premier plan était de passer par la fenêtre de ma chambre qui pouvait sûrement s'ouvrir. Alors, je courais en sa direction avant de me rendre compte que les volets avaient été fermés par mon père lorsque celui-ci condamna les lieux. Puis, je me remémorais de cette petite vitre donnant sur le grenier qui m'offrait de la lumière et me rendit face à cette dernière. Fermée, je n'avais qu'une solution : la casser pour rentrer. Un grand coup de poing n'avait pas suffi : une pierre devait faire l'affaire.
Je lançais la pierre de toutes mes forces afin de détruire ce qui me séparait de ma cellule, avant de me retourner. Mon cœur cessa de battre un instant lorsque je remarquais mon père, droit, face à moi, spectateur de ma fugue et de mon vandalisme. Celui-ci m'attrapa par le col et me lança sans remord à l'intérieur de la vitre que je venais de briser, m'entaillant le torse et les bras de bouts de verre au sol, avant de me lancer un nouveau regard terrifiant.
"La prochaine fois que tu fais ça, je te tue."
HEURE : 7. Année : 1226.Plus de trois ans s'étaient écoulés depuis ma fugue. Trois ans durant lesquels mon père verrouillait d'un cadenas la porte de ma chambre et, pour me punir, ne réparait pas cette vitre pour que j'aie froid la nuit et que je sois dérangé par le bruit. Précisément 1.753.392 minutes à grelotter dans mes couvertures usées et poussiéreuses et à me nourrir que de façon à être sustenté. Les autres enfants jouaient bien trop loin de ma chambre pour que je ne puisse les entendre ou même m'adresser à eux. Cependant, trois fois par jour à heures régulières, un petit oiseau se rendait dans ma prison familiale pour picorer les miettes de mes repas tout en chantant. Je le trouvai magnifique, sa présence en soi suffisait à ne pas finir fou de solitude. Pendant tout ce temps, je me tenais à carreaux dans une vie morne, sachant comment la journée se passerait à l'avance. Mon père entre dans la maison, me descend mon repas, part travailler. L'oiseau rentre, chante, mange, repart. Mon père revient dans la maison, se rend dans son bureau. L'oiseau rentre, recherche de la nourriture, chante, repart. Mon père me descend mon repas, part se coucher. L'oiseau rentre, chante, mange, repart. Puis, je vais me coucher; et ce, pendant presque quatre ans.
HEURE : 8. Année : 1228.Je venais d'atteindre mes seize ans. Mon père se faisait vieux et décida de m'emmener dehors à nouveau, sous condition que je ne fugue plus jamais. Il avait encore l'habitude de fermer les verrous de ma cellule, je ne pouvais de toute façon pas m'opposer à son avis. Lorsque nous fûmes dehors, outre ma stupéfaction habituelle face au monde, je me demandais où nous irions cette fois. Au vu de l'heure, que je savais de toute façon à la seconde près, le jardin était fermé. Il était trop tard. C'est à ce moment que mon père me désigna du doigt une école, spécialisée dans l'étude d'un instrument de musique. Je ne savais pas ce que c'était mais trouvait le nom délicat et souhaitait à tout prix apprendre.
En entrant, je tombais face à face avec un homme aux yeux cernés du nom de Tangerine McFrey. Son haut était formé de motifs qui n'étaient autre que des violons et des violoncelles, instruments que nous retrouvions tout autour, son collier était un violoncelle, quant à son visage, il exprimait une joie certaine lorsqu'il parlait de musique : un passionné. J'apprenais sous ses informations ce qu'étaient des instruments de musique, le surprenant à chacune de mes questions idiotes en prétextant n'avoir jamais écouté de musique. Alors, mon père étant parti de la salle en me donnant une heure de couvre-feu, le professeur s'installa en saisissant un violoncelle et fit vibrer l'archet contre les cordes. La vibration, la mélodie, les accords de notes, tout était magnifique et je me devais d'apprendre à en jouer et de reproduire les mêmes déclinaisons. Précipité, je m'installais à mon tour en empoignant un archet, massacrant les cordes d'un accord inaudible.
"Ne te précipite pas,
me dit-il en soupirant, quoi qu'intrigué et intéressé, tu vas apprendre mais ne saute pas les étapes."
Ainsi, pendant près de quatre ans, je fis de respectueux allers-retours entre ma vie quotidienne d'enfant enfermé chez lui terrifié par les menaces de son père et le conservatoire, dans lequel je passais des heures magiques qui me faisaient tout oublier. Je m'étais découvert une passion : la musique, le violoncelle.
HEURE : 9. Année 1233.Mon train de vie était toujours le même, hormis que deux mois par semaine, je devais me contenter de reprendre ma routine précédant la découverte du conservatoire, qui fermait annuellement pour permettre les travaux dans la structure. Pendant ces deux mois, ma seule distraction était l'oiseau qui rentrait dans ma chambre en chantant, petit animal à qui je laissais volontiers mon repas, que je ne mangeais presque plus qu'à moitié pour lui en laisser un maximum. Il avait grandi lui aussi, son chant était différent, et j'arrivais même à imiter ses tirades en plaçant mes doigts dans les airs et en les serrant comme si sous ma main se trouvait un violoncelle. J'arrivais de tête à me remémorer de l'emplacement de chaque corde, chaque position de doigt pour faire une note; ce qui était une réussite en soi : j'avais trouvé un passe-temps. Passe-temps auquel mon père participa, en m'offrant un violoncelle usé qu'il avait probablement eu gratuitement tout en me donnant une nouvelle règle : Jamais après minuit.
Heureux, comme un enfant, j'entreprenais des heures de violoncelle toute la journée, jusqu'à la seconde même sonnant minuit.
HEURE : 10. Année : 1233. Les jours passaient et ne se ressemblaient pas, puisque je peaufinais mes compétences musicales en entreprenant des compositions toujours plus techniques. J'en étais même parvenu à faire une musique si complexe que je n'arrivais pas à la reproduire à tous les coups, musique dont il ne manquait qu'un infime passage, mais minuit venait de sonner. Je n'avais pas entendu mon père rentrer du travail, peut-être était-il resté dans les rues ou simplement endormi. Quoi qu'il en soit, je m'allongeais dans un premier temps sans pouvoir m'endormir, tracassé par ce petit morceau de musique manquant. Les secondes, minutes et heures défilaient, lorsque à quatre heures du matin, je pris la décision de jouer en ne pinçant que très faiblement les cordes pour que le son ne soit qu'à peine audible et entreprenait ma création. Cependant, les bruits de pas dans les marches d'escalier m'indiquèrent que j'avais joué trop fort, apercevant mon père qui venait d'ouvrir le cadenas en me voyant debout. Il ouvra la bouche en observant mon regard qui, à en juger par mon reflet sur le violoncelle, était devenu d'un rouge flamboyant.
"Espèce de putride démon, j'avais raison de me méfier de toi. Tu es la raison pour laquelle Phémrit n'est plus..."
Le discours de mon père était chargé de haine, je le ressentais. S'approchant de moi, je pouvais même remarquer sa main trembler de rage tout en empoignant l'un des débris de verre de la fenêtre tout en le plaçant contre mon visage. Dans un instinct de survie, je tentais de le repousser en lui assignant un coup de pied, mais il m'enfonça le bout de verre dans la cheville ce qui me cloua à terre. Après quoi, il déposa le bout de verre face à mon visage, tremblant de désir de me tuer. Je pouvais voir le bout de verre face à mes yeux que je fermais, terrifié et en larmes, avant d'hurler de douleur en sentant la lame glacée trancher le haut de mon nez et mes iris à plusieurs reprises, dans un carnage sans nom qui n'avait pour but que me torturer en m'arrachant la vue sans m'arracher les yeux, qui ne voyaient cependant plus et s'étaient collés de mon sang et de mes larmes. Je gisait à terre, aveugle et blessé, alors que mes larmes essuyaient le sang qui coulait sans cesse de mes plaies, tombant à terre en ricochant contre mes lèvres entrouvertes, haletant de terreur.
HEURE : 11. Année : 1233.Un simple bandeau sur les yeux me permettait de ne pas montrer à tout le monde que mon père m'avait agressé. J'avais réussi après quelques jours à me remettre de la douleur lancinante, comme si mes plaies s'étaient guéries, même si ma vue n'était pas revenue. Cependant, tous les matins, je reprenais le même chemin pour me rendre à l'école de musique qui permettait à mon père de se débarrasser de moi. Il savait que de toute façon je ne dirais rien, bien trop tétanisé à l'idée de perdre la vie. Je me contentais de saluer mon professeur en entrant dans la salle d'une démarche peu rassurée, recherchant ma place qui avait bougée. Si celui-ci me saluait, il me convoquait aussi dans le bureau après le cours. Un cours que je passais à jouer, plus performant que jamais, mon ouïe ayant considérablement accru son potentiel à la perte de ma vue.
Les questions de Tangerine étaient portées sur ce bandeau que je portais, appuyées par d'autres professeurs de l'école. Je lui affirmais avoir perdu la vue dans un accident, ayant glissé face à ma fenêtre en passant à travers. Il se contenta de dire "d'accord" même si le ton de sa voix était porté sur l'interrogation et je le remercie encore aujourd'hui de ne pas avoir insisté. Alors, il me raccompagna chez moi pour s'assurer que je ne me blesse pas en chemin, et perpétua cette tradition à la fin de chaque cours, parlant aussi avec moi de son avenir en tant que professeur ou encore de mon avenir en tant que prodige, un mot qui me fit frissonner de joie. Je ne savais pas encore quoi faire de ma vie, lui répondis-je, il me fallait déjà devenir adulte et indépendant.
HEURE : 12. Année : 1234.Mon talent de musicien ne régressait pas et je continuais à vivre ma vie de jeune virtuose dans ma chambre, accompagné par ce petit oiseau qui se posait toujours aussi fréquemment dans ma chambre. Si je ne le voyais pas, je me rappelais de ses couleurs et de son chant, notes mélodieuses sur lesquelles je posais les notes de mon violoncelle pour l'accompagner dans sa sérénade; il restait d'ailleurs plus longtemps qu'à l'accoutumée, comme s'il était réceptif à ma musique.
Alors, mon père descendit m'apporter à manger et me vit en compagnie de l'oiseau. Celui-ci arrêta de chanter et, à la vue de la nourriture, s'envola vers mon assiette en commençant à manger, comme un animal domestique. Mon père n'amena pas l'assiette jusqu'à moi, se contentant de la poser à terre et faire demi-tour sans fermer la porte. Je posais mon violoncelle sur mes draps pour ne pas l'abîmer, le levant lentement afin de me diriger vers l'assiette, avant de faire face à mon père de nouveau. Celui-ci avait une aura malfaisante que même l'oiseau ressentit, alors que je l'entendais piailler dans un rythme paniqué avant de s'envoler vers la fenêtre.
Un bruit. Le vent cisaillant mon oreille. Je pouvais distinguer un projectile passer à quelques centimètres de ma tête pour se loger en plein corps de l'oiseau, le perforant sans aucun répit alors qu'un flot de sang et de plumes s'effondrait sur mon dos nu. Il venait de décocher une flèche d'arbalète contre l'oiseau en lui ôtant la vie, alors que son dernier chant s'extirpait de son corps mourant.
"Que penses-tu de ça ? Il est plus mignon lorsqu'il se tait.", affirmait-il d'un ton me laissant comprendre un sourire sur son visage.
Mon dos me lacéra d'une douleur que je ne comprenais pas, alors que je pouvais ressentir un spectre différent sortir de mes omoplates, le tout en grognant de rage et de haine à l'encontre de mon père que j'avais en idole jusqu'alors. Des ailes démoniaques venaient de me sortir du dos et m'aidaient à supporter mon corps qui tombait tant l'envie de le tuer était grande. Alors, il encocha une nouvelle flèche dans son arme tout en murmurant une insulte qui m'était adressée, me qualifiant du nom de "putain de démon". S'il projeta une flèche en direction de mes ailes, je pouvais cette fois réagir grâce à l'adrénaline sans aucune complexité. Battant d'une aile pour me projeter de côté et me mettre hors d'atteinte du carreau, un nouveau battement d'aile me propulsa contre mon père que je saisit par la gorge en le plaquant contre le mur d'une force telle que la structure du bâtiment était en danger. À bout portant, je le maintenais à bout de bras en imaginant son visage terrifié que je n'avais pas vu depuis plus d'un an. Je voulais l'imaginer souffrir; l'étrangler sans lui faire toucher le sol me satisfaisait au plus haut point. Il avait fait souffrir l'oiseau, à lui d'en payer le prix cette fois.
Cependant, un nouveau carreau décoché à bout portant contre mon aile me força à le lâcher et arracher ce projectile de mon squelette, lui laissant le temps de prendre la fuite en ayant oublié derrière lui son arbalète sans fermer les verrous de ma porte. Alors, faisant rentrer les ailes dans mon dos, j'empoignais son arbalète en montant les escaliers de la cave, avant de passer la porte d'entrée. Cette fois, je ne voyais plus le soleil. Je ne voyais plus la pluie. Toutefois, je sentais l'odeur putride de mon père s'éloignant et ses pieds foulant le sol dans une allure hâtive. Pour la première fois, j'empoignais une arme en la pointant en direction de mon père, aiguillé par ses bruits et son parfum excessif, alors que mon doigt se déposait avec précision sur l'encoche de mon arme de fortune.
Le temps semblait ralentir, mon esprit de déduction et les données statistiques fourmillant dans ma tête alors que j'orientais l'arbalète pour être sûr de toucher mon père. Un appui. Un carreau qui s'envole. Mon père qui se retourne, recevant de plein fouet le carreau dans sa joue, lui arrachant mâchoire et cerveau tant l'impact était puissant, tout en le projetant et en l'empalant contre un mur, le visage transpercé de part en part, le corps lâche. Je venais de retirer la vie de mon père, de mon bourreau, de mon geôlier.
Alors, je fis demi-tour pour rejoindre la maison de nouveau. Je descendais dans ma cellule afin de caresser une dernière fois l'oiseau qui m'avait aidé à tenir le coup jusqu'alors, tout en laissant une larme glisser sur mon bandeau humide, tombant à ses côtés. Ma main gauche saisit le violoncelle que je pris le temps de ranger dans sa housse, avant de me diriger vers l'entrée : une main armée d'une arbalète, l'autre d'un instrument.
Je distinguais du toucher la housse de l'arbalète dans laquelle persistait trois carreaux, avant de la lier par le biais d'une sangle de fortune à mon violoncelle. Saisissant l'un et l'autre, dont les poids devaient dépasser les 100 kilos, j'entamais une marche lourde et extrêmement lente en direction du monde extérieur, bien décidé à abandonner cette maison m'ayant ôté seize ans de ma vie.
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J'ai aujourd'hui vingt et un ans. Je découvre le monde magique d'Eclypteth, habitant dans un tout petit studio en plein milieu d'une rue commerçante, joignant ma passion du violoncelle à mon métier qui lui, est un peu plus sombre. Moyennant quelques sous, j'offre mes services à la Congrégation afin d'effectuer le sale travail, comme des renseignements ou parfois même abattre un déserteur, le tout pour servir à la cause de ma ville.
J'ai aujourd'hui vingt et un ans. Je découvre le monde, comme un enfant à qui on aurait volé la jeunesse, prêt à se repentir de ses pêchés en en commettant de nouveaux pour servir la justice.
J'ai aujourd'hui vingt et un ans. Je suis un démon au service des autres. Je me nomme
Chronos.